Maison de l’Inquisition d’Alençon, Perche, novembre 1304

Un air de courtois ennui sur le visage, Nicolas Florin détaillait le comte Artus d’Authon, installé de l’autre côté de sa petite table de travail.

— Puisque vous n’êtes pas, messire, de la parentèle directe de madame de Souarcy, je suis au regret de ne pouvoir accéder à votre autorisation de visite. Croyez bien que je déplore de ne pouvoir vous obliger en la matière, mais je suis soumis au respect d’une stricte règle.

Florin marqua un temps pour juger de l’effet de cette rebuffade à peine dissimulée. Artus demeurait impavide, aussi l’inquisiteur ne perçut-il pas la fureur qu’il parvenait encore à juguler. La vilaine ordure jouissait de son pouvoir.

— J’ai cru comprendre que l’interrogatoire de madame de Souarcy avait débuté.

— Si fait.

— Pensez-vous que le procès dure encore ?

— Je le redoute, messire comte. Mais ne tentez pas d’obtenir de moi d’autres précisions. Ainsi que vous le savez, le plus grand secret entoure les procédures inquisitoires. Nous tenons avant tout à préserver l’honneur et la dignité de ceux qui sont menés par-devers nous, jusqu’à la preuve formelle de leur culpabilité.

— Oh, je ne doute pas un instant que l’honneur et la dignité de madame de Souarcy soient au centre de vos préoccupations, rétorqua Artus d’Authon.

Florin croisa les mains sur sa robe noire et attendit la suite. Ce si puissant seigneur allait-il tenter de le soudoyer, comme lors de leur première rencontre ? Le menacerait-il ? Le supplierait-il ? Et lui, que préférerait-il ? Un peu des trois, sans doute.

Au lieu de cela, un étrange sourire étira les lèvres pleines d’Artus, un sourire qui découvrit ses dents. Au grand étonnement de Florin, qui l’imita sans même y réfléchir, il se leva.

— Ma requête ayant été vaine, ainsi que je m’y préparais, je m’en voudrais de gâcher davantage de votre temps. À vous revoir, donc.

Florin resta interdit après le départ du comte Artus. Que venait-il de se passer ? Pourquoi cet arrogant abruti n’avait-il pas insisté ? Ne s’agissait-il pas là d’un bien sévère camouflet pour lui ? De fait, il se sentit rougir sous le soufflet. Pour qui se prenait le comte ! Il la voulait, sa femelle ? Qu’il vienne donc la contempler d’ici à quelques jours. Les interrogatoires n’ayant pas permis de l’acculer, la Question commençait demain.

Une rage meurtrière le secoua et il envoya voler sa table. Des piles de dossiers, des notes s’éparpillèrent dans le bureau. Il hurla :

— Agnan, ici, tout de suite !

Le jeune clerc entra avec précipitation, contemplant le désordre d’un air ébahi. Florin feula dangereusement :

— Ramasse, abruti ! Qu’attends-tu ?

None approchait lorsque Francesco de Leone, rencogné sous un porche, vit Nicolas Florin sortir de la maison de l’Inquisition. Le dominicain répondit d’un sourire humble aux salutations guindées de quelques passants et tourna rue de l’Arche. Leone abaissa sa capuche sur son front et rajusta la courte tunique de manant pincée à la taille sur laquelle il avait ceint l’épais tablier de cuir des forgerons. Il emboîta le pas à l’inquisiteur, le suivant à quelques toises. Un gamin crasseux le dépassa, ralentissant brusquement le pas pour marcher sans hâte, bras croisés dans le dos, nez levé vers les étages des demeures. Leone se demanda vaguement s’il ne préparait pas quelque chaparderie.

Ainsi qu’il l’avait affirmé à Hermine après qu’elle s’était fait passer pour la riche Marguerite Galée pressée d’expédier son beau-père ad patres, le chevalier n’avait pas véritablement de plan. Il ne savait s’il cherchait des détails compromettants de nature à faire ployer Florin, ou des circonstances qui le contraindraient à le tuer. Leone était assez subtil pour admettre qu’il se laissait porter par les faits et gestes de l’autre, lesquels, le cas échéant, justifieraient sa mort. Il ne s’agissait pas de sa part d’une pleutre et hypocrite dérobade. Leone avait accepté la responsabilité de tant de morts. Pourtant, il ne les avait jamais choisies. Florin, en dépit de son ignominie, bénéficierait de ce que lui n’avait jamais offert à ses victimes : un jugement de Dieu confidentiel. S’il ne devait pas mourir, il serait sauvé. Telle était la conviction de l’hospitalier.

L’inquisiteur marchait d’un pas plus vif, comme s’il était pressé par des obligations. Peut-être aussi parce qu’ils s’étaient assez éloignés du carré qui hébergeait la maison de l’Inquisition, et qu’il craignait moins que sa hâte étonne. Étrangement, le petit mendiant avait lui aussi accéléré l’allure, se tenant toujours à la même distance de Florin. L’habitude du combat alerta Leone.

Florin tourna à droite et remonta jusqu’à la rue des Petites-Poteries. Il obliqua soudain dans la rue du Croc, et Leone pressa le pas. Lorsqu’il contourna à son tour l’échoppe en coin d’un savetier, Florin avait disparu, et il se retrouva nez à nez avec le chenapan qui semblait lui aussi bien désorienté. Leone se précipita vers lui au moment où le gosse s’apprêtait à fuir, et le rattrapa de justesse par sa tunique.

— Qui suivais-tu ainsi ?

— Moi ? Personne, allons donc !

Le saisissant par une oreille, le chevalier le tira vers lui et murmura en se penchant :

— Tu suivais ce dominicain, ne me mens pas, j’ai peu de patience. Qui t’envoie ?

Le gamin s’affola. C’est que ce forgeron n’avait pas l’air commode. Il gigota, tentant de se dégager de sa poigne, sans succès.

— Mais lâche-moi, protesta le gosse en tremblant.

D’une voix dont il forçait la menace, Leone l’avertit :

— Tu parles et il y a trois beaux deniers* d’argent pour toi. Ensuite, tu disparais. Je te laisserai aller. Tu continues de me mentir et je te roue de coups. On retrouvera ton corps flottant sur la Sarthe.

Les yeux du petit mendiant s’embuèrent de larmes à cette dernière perspective. Futé, il vérifia pourtant :

— Qui me dit qu’un forgeron a bien trois beaux deniers d’argent à m’offrir ? Mon client m’en a donné un de suite et doit me remettre le deuxième contre renseignement, mais lui avait l’air d’un grand seigneur.

Cramponnant d’une main le gosse par l’oreille, Leone tira de l’autre trois pièces de sa bourse.

— D’accord, maugréa l’enfant. Et lâche-moi l’oreille, tu me fais bien mal, espèce de brute.

— Si tu tentes de te sauver...

Le gamin l’interrompit en haussant les épaules :

— Pourquoi opter pour un plongeon dans la Sarthe, quand je peux récupérer du bel argent ?

Leone réprima un sourire et le lâcha, prêt, toutefois, à bondir sur lui à la moindre alerte.

— Qui loue tes services d’espion ? insista Leone.

— Il m’a offert deux deniers tournois pour suivre le dominicain.

— Connais-tu son nom ?

— Non.

— Décris-le.

— Il est très grand, charpenté, bien plus que vous, très brun, jusqu’aux yeux. Il porte les cheveux à hauteur d’épaule, des vêtements luxueux comme les puissants et l’épée. Comme ça, je dirais que c’était au moins un baron, peut-être même un comte.

— Quel âge ?

— Oh, bien plus vieux que vous.

— Que t’a-t-il demandé au juste ?

— De suivre l’inquisiteur avec grande discrétion et de lui rapporter où il logeait.

Que venait faire Artus d’Authon dans cette histoire, car Leone était presque certain qu’il s’agissait de lui ? Sa tante, Éleusie de Beaufort, avait évoqué rapidement la rencontre d’Agnès de Souarcy et de son suzerain, peu avant l’arrestation de la jeune femme.

— Où dois-tu le rencontrer ?

— À l’auberge de la Jument-Rouge, c’est...

— Je vois.

Leone lui tendit l’argent que le gosse fit prestement disparaître dans sa tunique.

— Ne t’avise pas de retourner prévenir ton commanditaire pour récupérer la dernière pièce ou...

— Je sais, c’est la Sarthe !

Le gamin déguerpit si vite qu’il avait disparu avant que Leone ne se décide sur la suite.

Artus d’Authon. Ennemi ou ami ? Le moment n’était pas venu de débattre de cela.

Dans quel immeuble avait bien pu pénétrer Nicolas Florin ? Leone doutait qu’il se soit rendu compte de la filature dont il était l’objet. Il suffisait de patienter, accroupi contre un mur, un peu à distance ; il finirait bien par ressortir.

Une bonne demi-heure passa, durant laquelle le chevalier parvint à vider son esprit des interminables supputations, hypothèses, questions qui s’y mêlaient. Ne pas réfléchir est un redoutable et exténuant exercice pour les êtres de pensée. S’ouvrir au vide, l’appeler, devenir vacant, c’est accepter d’expérimenter l’infini. Le temps s’écoule alors selon un rythme imprévu. Cette petite fille pieds nus qui remonte à deux mains sa robe de grosse toile serrée à la taille d’une ficelle pour s’accroupir au-dessus du caniveau et vider sa vessie en vous fixant remplit l’univers à elle seule. Combien de temps s’est-il écoulé avant qu’elle se relève et se sauve en courant ? Cette touffe d’étoupe qui volette à ras de pavés, qui se pose, puis se soulève pour atterrir quelques pieds* plus loin, qui roule ensuite, bute contre un bas de mur et qu’un sabot écrase et emporte on ne sait où devient pour quelques minuscules instants la chose la plus importante du monde.

Francesco de Leone faillit ne pas le reconnaître. Il avait fière allure, le beau Nicolas. Il était indiscutablement une des plus splendides créatures que Leone eut jamais rencontrée. L’habit laïc flattait sa silhouette élancée. Florin semblait au fait de la dernière mode citadine. Il avait troqué sa robe noire et sa longue cape blanche de dominicain contre une chemise de soie sur laquelle il avait enfilé un blanchetqui laissait apercevoir des chausses raccourcies en veau violines reliées à sa culotte. Les élégants parisiens les nommaient des hauts-de-chausses. Un gipon[53] [54] richement brodé au fil d’or était passé sur le blanchet. Une jaque[55] d’un magnifique lainage vert sombre, à manches fendues afin de laisser paraître celles du gipon, était pincée à sa taille par une ceinture ornée d’orfèvreries délicates. La houppelande ouverte sur le devant et fendue sur les côtés qui terminait sa tenue aurait pu faire blêmir de jalousie bien des seigneurs. Enfin, un chaperon d’un vert plus tendre que la jaque, dont il avait laissé pendre la pointe à la manière des jeunes vaniteux de la cour, dissimulait sa tonsure.

Francesco de Leone pensa au trousseau qu’on leur concédait à leur entrée à l’Hôpital. En plus d’un service de literie et de table, ils recevaient deux chemises, deux paires de chausses, deux braies, un jupetà girons, une pelisse et deux manteaux dont l’un fourré pour l’hiver ainsi qu’une chape et une cotte avec ceinture. Lorsque les vêtements ou les draps étaient usés jusqu’à la trame, ils devaient les présenter au frère intendant pour constat puis remplacement. En échange, ils abandonnaient leur fortune au profit de l’ordre, et dans le cas de Francesco, il s’agissait de biens substantiels qui lui venaient de sa mère. Pourtant, il n’avait eu nul doute que ce legs aurait satisfait la femme éblouissante dont il était né. Quant à lui, l’abandon de ses possessions terrestres lui avait procuré un tel soulagement, qu’il avait souri aux étoiles toute la nuit suivant son ultime rite de passage. De toute évidence, l’inquisiteur ne partageait pas son goût pour le dénuement.[56]

Claire, sa mère. Il en avait conservé un souvenir qui semblait s’affiner avec l’âge. Sa sœur aînée, Éleusie de Beaufort, lui ressemblait, en moins jolie, en moins vorace de vie. Le rire de sa mère qui cascadait pour un rien, un poème inattendu, une fleur attendrissante, un mot d’enfant, la rare couleur d’un ruban. Et pourtant. Il se cachait derrière ce haut front pâle tant d’intelligence, tant de perspicacité que Leone voulait croire qu’il les tenait d’elle. S’y ajoutait un instinct dont il avait été privé. Il y voyait le prix à payer pour sa force physique et sa masculinité. Elle « sentait » les courants confus qui entraînaient leurs vies bien avant qu’ils ne s’annoncent. Lorsqu’il n’était encore qu’un petit garçon, Leone s’était convaincu que ce déroutant pouvoir lui venait des anges. Avait-elle également senti qu’elle serait massacrée avec sa fille à Saint-Jean-d’Acre ? Non, l’idée était invraisemblable, car si une telle prescience l’avait avertie, elle aurait fui à temps avec l’enfante.

Il y avait tant de choses qu’il ignorait au sujet de cette femme si belle, si noble, qui le serrait dans ses bras à l’étouffer, le nommant « son preux chevalier à la croix blanche » quand il n’avait que cinq ou six ans. Savait-elle déjà qu’il rejoindrait un jour l’Hôpital ? Comment l’aurait-elle pu ? N’était-ce qu’un mot tendre de mère ?

Perdu dans ses souvenirs si doux, si blessants, il se rendit compte à temps qu’il suivait sa proie de trop près, et risquait que l’autre se retourne et le dévisage. Florin ne devait pas pouvoir le reconnaître ensuite. Leone ralentit l’allure.

L’inquisiteur ne louait-il pas quelque confortable garçonnière dans ce quartier cossu et discret de la ville, afin de s’y métamorphoser en toute tranquillité, et peut-être d’y recevoir galante compagnie ?

Grâce au sang des autres, et il se monnaye bien.

Nicolas Florin avançait d’un bon pas, s’enfonçant dans un de ces quartiers qui se vident de leurs badauds à la nuit tombante et perdent leurs allures benoîtes au fur et à mesure qu’une autre faune les investit. Les maisons y étaient plus modestes, prolongées d’encorbellements qui semblaient se rejoindre de part et d’autre pour presque former une voûte au-dessus des ruelles. Chaque immeuble s’ouvrait sur la rue d’un éventaire ou d’un atelier. Leone commença de remarquer quelques femmes dont la mise indiquait l’occupation*, ainsi que l’exigeaient l’Église et le pouvoir. Les couleurs plus vives de leurs robes, leurs échancrures immodestes, mais aussi l’interdiction qui leur était faite de porter les mêmes bijoux ou les mêmes ceintures que les bourgeoises ou les nobles dames, les signalaient aux acheteurs du service de chair. Leone en déduisit la proximité d’une maison de fillettes, comme il en existait dans les grandes villes[57][58]. Une bordeleuse, guère plus âgée que quatorze ans, aborda Florin. Il la détailla de la tête aux pieds, la jaugeant comme il l’eut fait d’un cheval. Le chevalier se rencogna sous une porte, surveillant les tractations qui s’engageaient à quelques toises de là, n’osant imaginer ce que la pauvre fille allait subir contre quelques pièces, car il ne doutait pas que les goûts sexuels de Florin le portassent également à la violence et à la torture. Ils s’éloignèrent enfin pour disparaître dans l’échoppe d’un chanevacier[59] qui devait prolonger la maison lupanarde.

Il s’écoula une bonne demi-heure avant que l’inquisiteur ne reparaisse, seul, un mince sourire de satisfaction sur le visage, et Leone se demanda si la fillette commune[60] pouvait encore se lever. Les souteneurs, qui fournissaient la chandelle et le vin, ne se mêlaient pas des ébats de leurs clients, aussi abusifs soient-ils, tant qu’ils touchaient leur part.

Florin parcourut en sens inverse le chemin qu’ils avaient suivi plus tôt, Leone à sa suite, mais au lieu d’obliquer dans la rue des Petites-Poteries, il poursuivit tout droit, jusqu’à croiser la rue de l’Ange. Il s’engouffra bientôt sous le porche d’une demeure bourgeoise. Leone patienta quelques secondes et s’approcha. Un rez-de-chaussée et un premier étage construits de pierre soutenaient le second, monté en colombages. La couverture d’ardoises semblait neuve et avait sans doute remplacé récemment l’habituel toit de chaume, prouvant que le propriétaire des lieux était fort aisé. Les fenêtres de petite taille étaient faites d’un châssis dormant de bois et protégées de toile huilée. Les volets intérieurs étaient repoussés, sauf ceux du premier étage. Les bouches d’écoulement vers la rue qui permettaient de se défaire des eaux sales de cuisine étaient sèches, tout comme les aisements qui conduisaient les déjections humaines vers les égouts ou vers une fosse à vidange. De fait, cette belle demeure semblait depuis peu à l’abandon.

Florin devait louer une petite pièce dans la rue du Croc afin de s’y métamorphoser en riche bourgeois et rejoindre ensuite cette demeure cossue. À qui appartenait-elle ? Pourquoi semblait-elle vide d’occupants ?

Il ne fallut qu’une heure et beaucoup de mensonges à Leone pour l’apprendre des divers boutiquiers qui ouvraient rue des Petites-Poteries et rue de l’Ange. Le sieur Pierre Tubeuf, riche drapier, avait fort opportunément été convaincu d’hérésie et de commerce avec le diable, et ses biens confisqués par l’Inquisition. Sa femme et ses deux fils avaient fui la ville, terrorisés à l’idée que toute plainte de leur part n’encourage l’inquisiteur à poursuivre avec eux son ouvrage, et Leone ne doutait pas que tel eut été le cas. Florin s’était offert une magnifique maison à moindre frais.

Le chevalier quitta le quartier peu après. Il savait maintenant où logeait le tortionnaire d’Agnès.

Artus d’Authon s’impatientait devant une chope de bière au miel à laquelle il avait à peine touché. Que faisait donc ce gamin ? Il aurait déjà dû revenir faire son rapport depuis bien longtemps. Le comte luttait contre la rage et surtout le découragement. S’était-il fait gruger par ce petit mendiant ? Pourtant, l’attrait d’un autre denier aurait dû le séduire. Florin avait-il découvert son suiveur, lui passant l’envie de poursuivre son espionnage ? Une vague inquiétude le saisit au sujet du galopin, mais il se rassura. Ces jeunes filous des rues étaient prestes, et parvenir à leur mettre la main au col relevait de la prouesse. Il ragea contre lui-même. Que faire maintenant ? Florin le reconnaîtrait bien vite s’il se mettait en tête de le suivre. Il maudit sa lourdeur d’homme d’honneur. Il pouvait provoquer en duel, se battre et vaincre, en revanche les finasseries et les ruses lui étaient étrangères, et il se sentait démuni contre une vipère agile de la mesure de l’inquisiteur. Monge de Brineux, son grand bailli, ne lui serait d’aucun secours en la matière, lui ressemblant trop. La solution s’imposa à lui dans toute sa soudaineté et sa clarté : Clément ! Florin ne connaissait pas le garçon, mais celui-ci avait fait la preuve de son courage et de son intelligence, d’autant qu’il était prêt à tout pour sauver sa chère dame. Un précieux soulagement détendit Artus, qui le célébra en dégustant sa bière. Après-demain, il reviendrait à Alençon en compagnie de Clément. Au soir, Florin rejoindrait l’endroit qu’il n’aurait jamais dû quitter : l’enfer. Le comte invoquerait alors le jugement de Dieu. Son accusateur mort, frappé par le bras divin, Agnès serait libre. Il se leva d’un bond, manquant renverser sa table, et sortit avec précipitation sous le regard étonné des autres clients.

Le chevalier de Leone retrouva la rue des Carreaux qui devait le mener à son rendez-vous, à l’auberge du Bobinoir[61], rue de l’Étoupée. Il se guida aux beuglements puissants d’un crieur[62] chargé d’annoncer de par le quartier le prix du vin qu’on y servait.

Le seigneur Bobinoir, puisqu’il était de coutume de nommer les taverniers d’après leur enseigne, leva la tête à l’entrée du chevalier, se demandant ce qu’un forgeron venait faire dans son établissement où se réunissaient les merciers, corporation dont la richesse et le poids allaient croissants et que l’on considérait maintenant avec les mêmes égards que les bourgeois. Maître Bobinoir hésita. Ses habitués n’aimaient pas trop que le représentant d’une profession inférieure s’installât au milieu d’eux. Enfin, tant que ce n’était pas un tanneur accompagné de la pestilence de charogne qui imprégnait ses vêtements ou un gueux de teinturier[63], l’heure n’était pas aux mesures d’exclusion pure et simple. D’autant que quelque chose dans le maintien de l’homme intriguait le sieur Bobinoir, une sorte d’aisance, de désinvolture sans morgue. Sans doute les autres clients attablés ce jour-là le sentirent-ils également, car, après avoir dévisagé le nouveau venu, ils replongèrent bien vite dans leurs conversations. Le forgeron parcourut la salle du regard puis se tourna sans un mot vers le tenancier qui lui indiqua du menton une table à l’écart où il pouvait s’installer.

Lorsqu’il se planta devant lui pour prendre commande, le seigneur Bobinoir mit un point d’honneur à marquer le coup haut et fort afin de rassurer ses habitués :

— Nous sommes gens de bonne compagnie, forgeron... aussi pour cette fois le Bobinoir vous accueillera-t-il avec amabilité. Si vous aviez encore soif demain, faites-nous la courtoisie de rejoindre plutôt la taverne de vos gens de métier.

Le forgeron leva vers lui un regard bleu profond, et une sorte de gêne noua la gorge de maître Bobinoir, qui se contraignit à ne pas reculer afin d’éviter de perdre la face devant ses clients. Pourtant, un sourire tardif étira les lèvres de l’homme :

— Vous êtes bien affable, seigneur Bobinoir, et je vous en sais gré. J’accepte votre hospitalité et me souviendrai qu’elle était d’exception.

— Bien l’ami, tonna le tavernier, assez content de sa relative fermeté. Du vin ?

— Oui, et votre meilleur. J’attends un compagnon... un dominicain, qui n’est pas des merciers, mais...

— Oh, un moine ? Ce sera un honneur pour mon établissement, le coupa maître Bobinoir d’un ton pénétré.

Quelques minutes plus tard, Jean de Rioux, frère cadet d’Eustache de Rioux, parrain hospitalier de Leone, pénétrait dans la taverne. Il devint aussitôt objet d’empressement de la part de maître Bobinoir, qui voyait en son arrivée une sorte de démonstration publique que son établissement attirait le sel de la terre et n’était en rien un sombre moutier du péché.

Lorsque son vieil ami le rejoignit à sa table, le chevalier se leva et serra contre lui ce cœur hardi et intègre qui n’avait pas reculé devant une vile tâche d’espion afin de demeurer toujours à la hauteur de sa foi et de celle de son frère défunt avant lui.

— J’en veux au destin, Jean, car le plaisir que j’ai de vous revoir après tant d’années est endommagé par les circonstances qui m’ont poussé à solliciter votre aide. Surtout, je vous serai reconnaissant sur mon âme de n’avoir pas hésité à me l’offrir en dépit de votre devoir d’obéissance à votre ordre.

— Francesco, Francesco... Quel bonheur aussi de vous considérer devant moi. Quant à mon aide, elle n’est que le reflet de l’amitié et de l’estime que je vous porte depuis toujours. Eustache vous considérait comme un fils, je vous considère donc comme mon jeune frère. Nulle requête de votre part ne pouvait être entachée de vilenie, aussi n’ai-je pas hésité une seconde à vous servir lorsque votre courte missive me parvint, pas plus que mon frère de robe Anselme.

Jean s’interrompit lorsque maître Bobinoir posa devant lui un gobelet de bière mousseuse. Il remercia l’homme d’un petit hochement de tête aimable et attendit qu’il se soit écarté pour reprendre d’un ton de confidence :

— Quant à l’obéissance que je dois à mon ordre, elle n’étouffera jamais celle que j’offre à Dieu. Ne croyez pas, cher Francesco, que nous soyons tous aveuglés par notre volontaire soumission aux règles, ne croyez pas qu’elle nous prive de notre réflexion. Nombre d’entre nous, dominicains et franciscains, s’interrogent sur le tour sanglant qu’a pris l’Inquisition. Ce qui commença comme une volonté de conviction est devenu atroce férocité. La défense de la foi est une chose, la violence coercitive en est une autre et elle défigure les Évangiles.

— Benoît XI voulait museler l’Inquisition.

Jean de Rioux le considéra avec étonnement et s’enquit :

— Et revenir ainsi sur la bulle ad Extirpanda d’Innocent IV ?

— En effet.

— Le risque politique était considérable.

— Benoît ne l’ignorait pas.

— Une rumeur court, qui tente de faire accroire qu’un saignement bien naturel de ventre l’aurait emporté, précisa Jean de Rioux.

— Il fallait s’y attendre... Il a pourtant été assassiné, par des figues empoisonnées, rectifia le chevalier, débarrassant les tenants de l’Église impériale d’un gênant réformateur, et privant la chrétienté d’une de ses plus belles âmes.

Ils burent quelques gorgées en silence, puis le dominicain reprit d’un ton presque inaudible :

— Mon frère, ce que vous me dites ajoute à l’angoisse que je ressens sans parvenir à la définir. Quelque chose se déploie dont la véritable nature m’échappe. Quelque chose qui dépasse très largement un procès de complaisance contre rémunération. Florin se sent invulnérable, et ce ne serait pas le cas si son seul intérêt était une bourse remise par ce paltoquet de baron ordinaire.

— Vous en êtes arrivé à la même conclusion que moi, et je pense pouvoir mettre un nom et un visage sur cette grande ombre.

— Qui ?

— Le camerlingue Honorius Benedetti.

— Vous n’insinuez tout de même pas qu’il serait à l’origine du décès soudain de notre doux et regretté Benoît XI ?

— J’en suis presque certain, même si les preuves me font défaut, et que je doute de les réunir un jour.

Ils se séparèrent une heure plus tard, en haut des marches qui menaient au débit de vin. Jean avait relaté à Leone les interrogatoires de madame de Souarcy auxquels il avait assisté, et cela dans le moindre détail. L’ignoble pitrerie des accusations ne faisait aucun doute selon lui ; la malhonnêteté du procès, non plus. Jean avait insisté sur le rôle de la fille d’Agnès.

Il fallait agir vite. Les interrogatoires préalables ne dureraient plus longtemps, surtout depuis que le témoin crucial de Florin, la fielleuse mais bien sotte Mathilde de Souarcy, s’était si petitement comporté devant les juges.

Ils se serrèrent les mains avant de se séparer, et Jean retint celles de Leone. Celui-ci hésita à peine puis demanda :

— Jean, mon ami, pensez-vous comme Eustache et moi-même que nul sacrilège ne se peut commettre dans la défense de la Lumière ?

— C’est ma conviction profonde, et vous me blesseriez d’en douter, murmura le dominicain avec gravité.

Leone lui tendit un mince paquet de toile en recommandant :

— Ne l’ouvrez pas en ces lieux, mon frère. Il contient votre passe-droit et sans doute la survie de madame de Souarcy. Une note l’accompagne. Si vous jugiez... Enfin, ce que cette note suggère peut vous mettre en danger, et je m’en voudrais de...

Un mince sourire éclaira le visage buriné qui lui rappelait celui de son parrain hospitalier.

— Vous le savez comme moi, le danger est une maîtresse caractérielle, Francesco. Il est rarement où on l’attend, d’où sa séduction. Donnez.

Le souffle de la rose
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